Thursday, April 24, 2014

La Thaïlande vit une transition douloureuse


Une des étrangetés de la crise politique qui secoue la Thaïlande depuis novembre est l’absence totale de débats d’idées, de confrontation de « projets de société », en un mot d’échanges qui font appel à l’intelligence. On s’insulte, on s’entredéchire, voire on se mitraille allégrement, mais dès qu’il s’agit de débattre rationnellement, de proposer des solutions constructives, plus personne ne répond à l’appel. L’affrontement entre le People’s Democratic Reform Committee (PDRC), le mouvement anti-gouvernemental mené par le sulfureux ex-député du parti démocrate Suthep Thaugsuban, et le gouvernement de Yingluck Shinawatra, sœur cadette du non moins sulfureux Thaksin Shinawatra (premier ministre renversé par les militaires en 2006) s’est cristallisé en haines personnalisées, en rivalités de cours d’école. La médiocrité du monde politique thaïlandais laisse songeur.

Des universitaires thaïlandais et quelques anciens acteurs politiques aujourd’hui en semi-retraite, comme l’ancien secrétaire-général de l’ASEAN (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) Surin Pitsuwan ou l’ex-ministre des Finances Somkid Jatusripitak, ont toutefois contribué des analyses pertinentes qui permettent de replacer cette poussée de fièvre dans un contexte historique long. Les analyses à cet égard sont risquées, car les comparaisons entre époques distanciées les unes des autres comportent forcément des simplifications.

Dans un discours remarqué le mois dernier, Somkid a rappelé que le dernier grand réformateur de la Thaïlande (ou plutôt du Siam, tel que le royaume s’appelait à l’époque) a été le roi Chulalongkorn, qui a régné de 1868 à 1910. Face aux anciens (hua boran) qui voulaient préserver à tout prix le « Vieux Siam », le jeune roi a, non sans difficultés réussit à transformer de fond en comble la manière dont le royaume était administré. D’un pays semi-féodal, ou les gouverneurs de province considéraient leur territoire comme un patrimoine personnel et quasi-héréditaire, Chulalongkorn a fait un royaume fondé sur une administration centralisée, tenue par des fonctionnaires nommés, non-natifs de la région qu’ils géraient et redevables au Palais royal – une réalisation qui a contribué à refroidir les ardeurs colonialistes des Anglais et des Français. Le Siam était devenu « une nation civilisée ».

Depuis cette « révolution administrative », bouclée dès la fin du règne de Chulalongkorn, la Thaïlande n’a pas subi de bouleversement structurel. Même le renversement de la monarchie absolue en 1932 a plus été un jeu de pouvoir entre groupes de l’élite qu’une transformation fondamentale. Or, le modèle thaïlandais est arrivé ces dernières années à bout de course. Le symbole et le symptôme en est le crépuscule d’un règne long et prestigieux, celui de Bhumibol Adulyadej, monté sur le trône en juin 1946 à la mort de son frère Ananda.

La crise d’identité à laquelle fait face à la Thaïlande est celle d’une transition douloureuse vers un nouveau type de société, dans laquelle une égalité mieux établie ferait reculer la traditionnelle culture de la soumission à l’autorité. Les trois piliers du nationalisme thaïlandais, tel que mis en place par le roi Vajiravudh (règne: 1910-1925) – Nation, Religion, Roi – sont en train de s’éroder. La notion abstraite, « imaginée » comme l’a écrit le politologue Benedict Anderson, de « Nation » est attaquée par des velléités régionalistes dans le Nord,  le Nord-Est et le Sud. La religion – qui signifie dans cette trilogie « Bouddhisme » - est minée par le commercialisme, la baisse des vocations et la soumission de la communauté monastique à l’Etat. La monarchie et le roi actuel, longtemps le lien entre les Thaïlandais de toutes les classes sociales, ont perdu de leur lustre ces dix dernières années, alors que leur image a été utilisée à outrance autant par les « Chemises jaunes » (partisans de l’establishment traditionnel) lors de leurs manifestations politiques que par les militaires dans leur campagne pour « conquérir les esprits et les cœurs » dans le sud à majorité musulmane. Une succession délicate ajoute encore aux incertitudes.

Il faut donc définir un nouveau modèle, fondé sur des valeurs et non plus sur des contingences historiques. La tâche est rude, car le système éducatif, fortement orienté vers l’endoctrinement, n’a guère préparé une large partie de la population à cela. Il n’y a pourtant aucun doute que les Thaïlandais, riches d’une culture populaire forte et généreuse, loin de la fade « culture » telle que définie par les bureaucrates, et d’un sens communautaire que n’a pas encore totalement détruit la vague puissante du consumérisme, sont capables de redéfinir leur société sur des bases nouvelles, qui lui permettront d’affronter avec confiance les défis de l’avenir.

Arnaud Dubus

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