Monday, February 25, 2013

Chronique de Thaïlande : où est la justice ?

Le verdict contre Somyot Preuksakasemsuk confirme la dérive de l’appareil judiciaire en Thaïlande.



Quand on ne parvient pas à convaincre par la persuasion, on essaie d’imposer par la force, écrivait le philosophe britannique Bertrand Russel dans son livre Power. Et par la peur, est-on tenté d’ajouter à la lumière du verdict de dix ans de prison prononcé le 23 janvier pour crime de lèse-majesté contre Somyot Preuksakasemsuk, directeur du journal Voice of Taksin. Le verdict de la Cour pénale de Bangkok est remarquable par plusieurs de ses aspects. D’abord, le flou grandissant du champ d’application de l’article 112 du Code pénal qui punit d’une peine de trois à quinze ans de prison ceux qui critiquent ou insultent « le roi, la reine, l’héritier du trône ou le régent ». Selon une dérive déjà notée lors de verdicts précédents, Somyot a été puni pour des articles qu’il n’a pas écrits et où les noms du roi, de la reine ou du prince héritier n’étaient pas directement mentionnés. Lors d’un verdict récent, le militant Chemise rouge et ancien comédien Yossawarit Chuklom avait lui aussi été condamné à plusieurs années de prison pour avoir évoqué lors d’un discours en 2010 « quelqu’un qui s’oppose à la dissolution du gouvernement d’Abhisit Vejjajiva » et avoir ensuite mis les mains devant sa bouche en guise de baillon pour ne pas avoir à prononcer le nom de la personne en question. Les juges se réservent donc le droit de deviner si tel ou tel propos, tel ou tel écrit fait référence indirectement au roi, à la reine ou à l’héritier du trône.
Deuxième aspect : la sévérité extrême de la peine. La vaste disproportion entre le crime commis – un article publié dans un magazine militant et qui ne semble pas avoir provoqué un mouvement de révolte significatif au sein de la population – et la peine massive, « juridiquement folle » pour reprendre les termes d’une représentante de l’Union européenne quelques instants après le verdict. Faut-il rappeler le cas du policier condamné en 2006 à trois ans de prison pour avoir fait « disparaître » l’avocat Somchai Neelapaijit et, qui s’est éclipsé après avoir été libéré sous caution ? Celui du fils de l’actuel vice-Premier ministre Chalerm Yoombarung que plusieurs témoins ont vu tirer sur un policier dans une discothèque, mais acquitté en 2004 pour « absence de preuves » ? Somyot, qui, pendant des décennies, s’est engagé dans la défense des droits des travailleurs, s’est vu refuser à douze reprises la libération sous caution. L’objectif de cette attitude des tribunaux, se permettant une interprétation très large de la loi alors même qu’elle porte atteinte à des droits fondamentaux de liberté d’expression et de liberté de la presse et assénant des peines disproportionnées, semble bien avoir pour but de créer une atmosphère de peur diffuse, mettant chacun sur le qui-vive, cela d’autant plus que personne ne sait exactement ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.
Il n’est toutefois pas évident que cette stratégie soit payante. Pour un lourd verdict contre un vieil homme malade qui aurait envoyé des texto insultant la famille royale, des dizaines de milliers de personnes s’insurgent sur la Toile et se mobilisent. Pour un jugement déraisonnable contre un patron de journal qui aurait laissé publier deux articles critiques envers la monarchie, des dizaines de milliers de défenseurs des libertés fondamentales, y compris des gouvernements étrangers et des organisations internationales, s’interrogent sur les engagements démocratiques de la Thaïlande, dont le roi est le chef d’Etat.
Alors pourquoi une partie des juges s’enferrent-ils dans cette logique destructrice ? Peut-être simplement parce qu’ils ont l’impression que, s’ils laissaient « s’ouvrir le débat », ils ne parviendraient plus à le contrôler. Et ils sentent bien aussi que ce débat remettrait aussi en cause leur propre position dans la société (les juges étant protégés par des lois similaires dans leur fonctionnement aux lois contre le crime de lèse-majesté). Dans leur vision, il s’agit de réprimer encore et toujours, d’une manière qui ressemble de plus en plus aux comportements des systèmes judiciaires des régimes autocratiques. Peut-être par anticipation d’un prochain règne qui sera immanquablement chahuté, mais sans s’apercevoir que par leur étroitesse d’esprit ils sont en train de contribuer à la destruction de l’institution qu’ils s’imaginent défendre.

Max Constant

Wednesday, February 20, 2013

Chronique de Thaïlande : une rue de Brest au Siam

L’inauguration d’une rue de Brest à Bangkok évoque 330 ans d’amitié entre la France et la Thaïlande.
 
 

Les Suisses avaient leur « rue Henri Dunant » à Bangkok, les Français y auront désormais leur « rue de Brest ». En présence de l’ambassadeur de France Thierry Viteau, de l’ancien ambassadeur Gildas Le Lidec et du ministre thaïlandais de la Culture, Sontaya Khunpleum, le Soi 36 de Charoeng Krung, connue jusqu’à présent sous l’appellation Soi Rong Phasi Kao (la rue de la maison des douanes centre) a été rebaptisée le 15 février plus poétiquement « rue de Brest ». Elle donne accès à l’ambassade de France (maintenant en cours de reconstruction) sur la rive du fleuve Chao Phraya. C’est en effet au large de Brest que s’était ancré le 18 juin 1686 le vaisseau des premiers ambassadeurs siamois envoyés par le roi Narai au roi Louis XIV. La ville bretonne avait ensuite baptisée « rue de Siam », la rue où le principal ambassadeur du Siam, Kosa Phan, avait logé, dans la résidence même du roi Soleil près du grand port. Le projet de la rue de Brest avait été initié par Gildas le Lidec, breton d’origine, qui avait quitté ses fonctions d’ambassadeur à Bangkok en avril 2012. La cérémonie, qui a rassemblé de nombreux représentants des médias thaïlandais, a été placée sous le signe des « plus de trois siècles d’amitié entre la France et la Thaïlande ».
En 1685, un an avant l’ambassade siamoise de Kosa Phan,Versailles avait envoyé la célèbre ambassade menée par le Chevalier de Chaumont, qui marqua le début véritable de ces relations. Mais dès 1681, une première ambassade avait déjà été envoyée par Narai vers le royaume de France : elle périt en cours de route, le vaisseau disparaissant corps et biens au large du Cap de bonne espérance en décembre 1681. Aussi l’arrivée de Kosa Phan et de deux autres ambassadeurs de moindre rang à Brest fut le premier contact entre des Thaïlandais et le sol français. Les carnets de l’ambassadeur du Siam, dont seulement une partie est parvenue jusqu’à nous, fourmillent de détails sur son séjour de deux semaines à Brest. Il y décrit avec une précision étonnante son logement, la résidence du roi Soleil, allant jusqu’à mesurer la taille du miroir et énumère longuement les divers mets qui lui ont présenté lors des repas. Beaucoup de ces plats lui sont inconnus ; aussi pour en parler, il « siamise » les noms français. Artichaut devient alors « a-ra-ti-cho », champignon « ka-pe-ra-ya » et prune « pa-ron ». Les choses n’ont pas tant changé en trois siècles et, probablement, si vous dites au moto-taxi que vous allez « thanon brest », il vous regardera avec perplexité pendant quelques instants avant de s’écrier : « Ah ! thanon ba-ret ». Kosa Phan s’intéresse aussi beaucoup à l’arsenal et aux vaisseaux français ancrés dans le port ; il fit un compte rendu scrupuleux de sa visite à destination de son suzerain, le roi Narai.
Certes, les relations franco-siamoises prirent ensuite un tour moins consensuel, avec la crise de 1688 et le départ, la queue entre les jambes, des militaires français de Baan-kok, l’actuelle Bangkok. Mais, comme on sait, tout cela est de la faute d’un aventurier grec, un certain Phaulcon. La récente visite du Premier ministre français Jean-Marc Ayrault a redonné vigueur aux relations bilatérales, tant sur le plan économique et politique qu’au niveau de l’éducation et de la culture. Il ne reste qu’à espérer qu’un artiste du royaume de Thaïlande évoque un jour la « thanon brest » dans une chanson nostalgique, à l’instar de Jacques Prévert et de sa rue de Siam.

Max Constant

Chronique de Thaïlande : jeux de langue

La progression de l’anglais dans le royaume tend à marginaliser le thaï dans certains espaces publics.



Un certain milieu urbain en Thaïlande aime à saupoudrer ses propos en thaïlandais de vocables anglais comme d’autres assaisonnent de poivre noir leur salade à la papaye. Cela donne d’étranges versets, tels que : « Dichan mai khoei happy taorai » (je ne suis pas très contente) ou « Chan ruseuk heut » (je me sens blessé). Cet emploi de mots étrangers est en soi peu justifié, sauf peut-être pour des raisons de « distinction sociale », car des équivalents exacts existent dans la langue thaïlandaise, laquelle peut s’enorgueillir aussi d’avoir ses propres mots pour des expressions devenues anglicisées dans la grande majorité des langues du monde, comme « office » (samnakngnan), « bicycle » (sakayan) ou « telephone » (torasap). Le thaïlandais (ou siamois) a aussi conservé sa propre écriture, souvent le refuge de l’identité culturelle d’un pays, telle que conçue au XIIIème siècle, contrairement par exemple au Vietnam dont la langue a été romanisée au XVIIème siècle ou aux Indonésiens qui ont adopté la graphie occidentale, dérivée de l’alphabet néerlandais, au début du XXème.
Mais ce qui devrait constituer un titre de fierté semble parfois être caché honteusement. De nombreux menus dans les restaurants de Bangkok ne sont écrits qu’en anglais, comme si le service aux étrangers de passage devait oblitérer la culture locale. Les délicieux chiffres de la langue thaïlandaise, aux formes si évocatrices, ne se retrouvent plus guère que sur quelques horloges des magasins d’antiquités et dans les rapports officiels. Et, parfois, après avoir fait quelques mois d’efforts pour apprendre le thaïlandais, tel étranger est bien déçu quand une réceptionniste d’hôtel réplique à ses efforts pour s’enquérir en langue locale du prix des chambres : « Please, could you speak in english ? ». Imaginons la scène dans un café parisien, où le garçon en gilet serait sans doute plus enclin à une réponse comme « Désolé monsieur, je ne parle pas anglais ».
Il faut, bien sûr, se garder de tout purisme. Le français a allégrement sauté dans le train des anglicismes. La domination culturelle de l’anglais – langue flexible, langue du commerce et de la propagande commerciale (marketing) – est un phénomène mondial. La langue thaïlandaise elle-même n’est pas née de la cuisse de Ramkhamhaeng. Le stock initial de mots thaïs dérivés du chinois s’est enrichi et modifié au contact des Mons et des Khmers. Il a absorbé des mots du sanskrit et du pali, passant d’un état de langue monosyllabique à celui d’une langue où certains mots comptent cinq syllabes ou plus (sans parler du rajasap, le langage royal avec ses mots interminables dérivés du sanskrit). Et il est, d’une certaine manière, rafraichissant de voir que l’écriture de communication des jeunes Thaïlandais sur Facebook et Twitter reste le siamois avec sa légion de consonnes et sa cohorte de voyelles – « ces petites vicieuses » comme le dit Gilles Delouche, professeur à l’Inalco.
Les milieux de la publicité en Thaïlande ont dévalé avec enthousiasme la pente de la dévalorisation linguistique, avides de donner une image internationale aux savonnettes, crèmes de beauté et pâtes dentifrice. Aucune de ces agences n’a adopté un nom thaïlandais et 90 % de leurs produits ont reçu des appellations anglaises. La même tendance, mais moins prononcée, est observée dans l’octroi des surnoms aux enfants : « Ball », « Golf », « Bird » ou « Boss » sont des favoris. L’évolution est naturelle dans un pays aussi ouvert aux influences extérieures que la Thaïlande, mais elle comporte des dangers cachés, car on pense toujours dans une langue et la transformation d’une langue entraine une modification du processus de pensée. Et en écoutant les rengaines du jour, on se demande bien où a disparu la poésie des chansons de Suraphol Sombatcharoen ou même de celles du groupe Caravan.

Max Constant

Chronique de Thaïlande : les hauts et les bas de la relation Paris-Bangkok

Le Premier ministre français Jean-Marc Ayrault se rend en Thaïlande les 4 et 5 février. Retour sur les relations franco-thaïlandaises.



La Thaïlande est-elle « le » bon partenaire pour la France en Asie du Sud-est ? Les stratèges de la diplomatie française se posent la question depuis une trentaine d’années. La vision d’un partenariat franco-vietnamien, au lendemain des retrouvailles de 1990, n’a été qu’une brève illusion. Au sortir de l’ère Suharto, l’Indonésie a été considérée comme une démocratie trop jeune et une économie trop institutionnellement corrompue pour faire figure d’allié stratégique. La relation France-Singapour, portée par l’amitié entre Jacques Chirac et Lee Kuan Yew, a été et est toujours fructueuse, mais elle constitue au plus un appui, non pas la base d’un partenariat stratégique au niveau régional. La Malaisie, avec son mélange d’autocratisme et de démocratie, est appréciée pour son fort potentiel économique, mais fragilisée par ses tensions intercommunautaires.
C’est lors d’un entretien à Paris entre le Premier ministre thaïlandais de l’époque, Thaksin Shinawatra, et le président Chirac, le 13 mai 2003, qu’a été décidé la mise en place d’un plan d’action franco-thaïlandais, visant, au travers de volets économique, scientifique et culturel à « ouvrir une nouvelle ère de partenariat et de coopération entre les deux pays afin de réaliser pleinement le potentiel de leurs liens d’amitié et de collaboration tissés depuis plus de trois siècles ». Le tropisme asiatique de Jacques Chirac et le dynamisme de Thaksin, soutenus par l’activité énergique déployée par l’ambassadeur français à Bangkok Laurent Aublin et le personnel de l’ambassade, ont permis une mise en œuvre rapide des objectifs définis. La période entre 2003 et 2006 a été l’âge d’or des relations franco-thaïlandaises, avec pour pivot un « plan d’action commercial franco-thaïlandais (PACT) » lancé dès juin 2003. Un document de la Mission économique française à Bangkok daté de janvier 2005 note : « le PACT correspond à une période faste pour les entreprises françaises en Thaïlande. Elles ont obtenu, en 2003 puis en 2004, des contrats d’un montant global, jusque-là, jamais atteint ». L’une des idées clés du PACT était que la France utilise la Thaïlande comme tremplin et partenaire pour des actions économiques dans la région du Grand Mékong et en Asie du Sud-est.
Le coup d’Etat du 19 septembre 2006, et la période du gouvernement du général (retraité) Surayudh Chulanont a quelque peu figé ce partenariat, lequel reposait beaucoup sur la volonté de Thaksin de donner à la Thaïlande à un rôle de leader en Asie du Sud-est. Certes, beaucoup de composantes des relations économiques entre Paris et Bangkok n’ont pas été affectées. Environ 350 entreprises françaises sont établies en Thaïlande, dont une soixantaine de grands groupes qui y ont souvent installé leur siège régional. Parmi ceux-ci, certains – Michelin, Sekurit, Saint-Gobain, Thainox, Essilor ou Rhodia – exportent vers le monde à partir de leur base thaïlandaise. Le tissu des PME et des entrepreneurs individuels est particulièrement dense. Bon an, mal an, les ventes d’Airbus contribuent à pousser vers le haut le chiffre des exportations françaises en Thaïlande. Mais les objectifs du PACT sont loin d’être atteints. Ainsi, en 2003, la France était le second investisseur de l’Union européenne en Thaïlande après la Grande-Bretagne. En 2012, elle était passée au quatrième rang derrière la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les Pays-Bas. En 2011, les exportations françaises vers la Thaïlande ont reculé de 28 % (par rapport à 2010) et le déficit commercial de la France a doublé pour dépasser le milliard d’euros. Même pour les parfums et les cosmétiques, domaine où l’image des produits français est excellente en Thaïlande, la progression a été faible.
La visite à Paris de la Première ministre thaïlandaise Yingluck Shinawatra en juillet dernier a toutefois était prometteuse. Plusieurs entreprises thaïlandaises (dont la dernière est le papetier Double A) ont effectué récemment de gros investissements en France. Les échanges universitaires entre les deux pays s’accroissent et, chose rarement soulignée, la Thaïlande comprend plus de locuteurs de français que le Vietnam. L’intérêt croissant de la Thaïlande pour les marchés africains devraient aussi contribuer au soutien du royaume pour la francophonie (la Thaïlande est un Etat observateur de l’Organisation internationale de la francophonie). Il reste à voir si Yingluck Shinawatra et son homologue français Jean-Marc Ayrault sauront donner une cohérence d’ensemble à ce partenariat, à l’instar de ce que l’ex-Premier ministre Thaksin avait été capable de faire entre 2001 et 2006.

 
Max Constant

Chronique de Thaïlande : à la santé des barons de l’alcool !

De grandes familles thaïlandaises ont bâti leurs empires sur la vente d’alcool, souvent grâce à des complicités avec les autorités fiscales et la bureaucratie.




Chaque année, peu après le Nouvel an chinois, un attroupement de centaines de policiers entrave la circulation face à une enceinte protégée par des hauts murs à l’angle de la rue Surawong et de la rue Pramot dans le centre de Bangkok. C’est le moment où Charoen Sirivadhanabhakdi, patron de la firme Thai Beverage (productrice, entre autres, du whisky Sang Som et de la bière Chang) et troisième fortune de Thaïlande, distribue ses “cadeaux” aux loyaux serviteurs de l’ordre public. La générosité de Charoen, qui est à la tête d’une fortune estimée en 2012 par le magazine Forbes à 6,2 milliards de dollars, l’a rendu très populaire, à tel point qu’on dit de lui qu’il “repaie toujours la sympathie dont on a fait preuve envers lui”. Charoen a d’ailleurs reçu une série d’importantes décorations royales, comme le grand cordon de chevalier de l’ordre le plus exalté de l’éléphant blanc et la grande croix de chevalier de l’ordre le plus admirable de Direkgunabhorn.
C’est un paradoxe, mais dans un pays à 95 % bouddhiste, vendre de l’alcool peut vous mener loin et vendre beaucoup d’alcool vous propulse au pinacle de la société. Charoen n’est pas le seul à avoir construit sa fortune et celle de sa famille en aidant ses compatriotes à se saouler. L’aristocratique famille Bhirom Bhakdi, qui a établi la première brasserie de Thaïlande en 1933 et dominé pendant six décennies le marché thaïlandais de la bière avec sa Singha, dispose d’un patrimoine de 2,4 milliards de dollars. La plupart des grandes familles thaïlandaises – Lamsam, Tejapaibul, Sarasin, Srifuengfung, Ratanarak, Sophonpanich,… – ont, à un moment ou à un autre de leur ascension, trempé dans les spiritueux (1).
Au début du XXème siècle, le roi de Thaïlande accordait des “droits de fermage” à certaines familles pour la production d’alcool dans des régions déterminées. Après la Seconde guerre mondiale, ce système a pris la forme de concessions gouvernementales accordées pour une période limitée, souvent une quinzaine d’années. De très nombreuses familles d’affaires, aujourd’hui richissimes, ont bénéficié de ces concessions, achetées à prix fixe, au détriment des “bouilleurs de cru” villageois dont les produits avaient souvent la même qualité mais qui s’étaient vu interdire légalement la pratique de leur art.
Dans l’éventail des rois de l’alcool, Charoen tient toutefois une place à part. Fils d’un petit restaurateur du quartier de Yaowaraj, il quitta l’école après les quatre années obligatoires du primaire pour aider l’entreprise familiale. Grâce à un mariage avec la fille d’un fabriquant de capsules de bouteille et à une grande habileté dans l’établissement de bonnes relations avec les autorités fiscales et le secteur de l’industrie, il parvint au début des années 1980 à la tête d’un conglomérat de production de liqueurs, qui produisait les “whiskies” Sang Som et Hong Thong, concurrents des très populaires Mekong et Kwang Thong, fabriqués par la firme rivale Bangyikhan. La crise économique de 1984-1985 poussa le gouvernement à forcer une concentration dans l’industrie des liqueurs, tellement endettée qu’un défaut de paiement aurait mis en cause la stabilité financière du pays. Charoen est celui qui profita le plus de l’opération. A la tête d’un monopole dans le secteur des liqueurs et avec des conditions financières très avantageuses, il se hissa, durant les années du “boom économique thaïlandais”, parmi les hommes d’affaires dominants du pays.
La crise de 1997 ne fit que l’égratigner, notamment parce qu’il avait très peu emprunté aux banques étrangères, lesquelles se méfiaient de lui à cause du manque de transparence de son entreprise, et il effectuait la plupart de ses transactions en espèces. Il tira aussi parti de la libération du secteur des liqueurs au début des années 2000 en parvenant à perpétuer sa domination du secteur grâce à son solide réseau de relations dans les milieux politiques, bureaucratiques et militaires.
La famille Bhirom Bhakdi a souvent considéré Charoen comme un parvenu inculte. Ayant reçu un titre aristocratique sous Rama VI (rendu héréditaire sous Rama VII), le patriarche de la famille, Praya Bhirom Bhakdi (né Boonrawd Sreshthaputra), fit construire la première brasserie du pays. Ses descendants parvinrent à maintenir le monopole pendant soixante ans jusqu’en 1993. Aussi, les Bhirom Bhakdi n’ont-ils pas ressenti le besoin de cultiver des relations avec les bureaucrates des finances et de l’industrie. Forts de leurs liens avec l’aristocratie, ils maintenaient à distance respectueuse les autres hommes d’affaires. Quand le monopole de Boonrawd Brewery prit fin en 1993, Charoen n’eut toutefois aucune hésitation à s’attaquer au bastion Bhirom Bhakdi. La bière Chang, qu’il fit produire, en faisant habilement construire une brasserie en Thaïlande aux frais de Carlsberg, ciblait les classes populaires. Elle ravagea d’entrée de jeu le territoire occupé pendant si longtemps par Singha. En effet, la Chang était bien moins chère que la Singha, grâce notamment à un système fiscal avantageux dû aux relations de Charoen. Contrôlant 90% du marché de la bière en 1993, Singha n’en conservait que 31 % en 1999 quand il réagit en créant à son tour une “bière populaire”, la Leo.
Ces derniers mois, la bataille des barons thaïlandais de l’alcool, qui sponsorisent diverses équipes du championnat de football anglais, s’est transposée au plan international. Singha a formé une entreprise conjointe avec Carlsberg, l’ancien partenaire de Charoen. Quant à la société de Charoen, Thai Beverage, elle a tenté sans succès de racheter le singapourien Asia Pacific Brewery (APF), qui produit la bière Tiger, mais elle semble n’avoir pas dit son dernier mot et vise à prendre le contrôle de la société mère d’APF, Fraser and Neave. Seule petite défaite pour Charoen, il n’a pas pu faire coter à la bourse thaïlandaise sa société en 2003, car l’ex-politicien et membre de la secte bouddhique ascétique Santi Asoke, Chamlong Srimuang, a pris la tête de dizaines de milliers de manifestants pour s’y opposer. Cela n’empêchera toutefois pas l’alcool de continuer de couler à flot dans les villages et les villes de Thaïlande, même si leur vente n’est autorisée qu’entre 12h00 et 14h00 et de 17h00 à minuit.

Max Constant

(1) Voir Thai Capital after the 1997 Crisis, sous la direction de Pasuk Phongpaichit et Chris Baker, Silkworm Books, Chiang Mai, 2008.

Chronique de Thaïlande : la grande bavarde

Face aux critiques, l’armée thaïlandaise réagit par la menace de la force. Une attitude inchangée depuis des décennies.



Vendredi 12 janvier, 50 soldats thaïlandais de la 1ère région militaire (région centre) se sont livrés à un exercice classique : l’intimidation par encerclement. La cible était, cette fois-ci, les locaux du journal Manager, dont le propriétaire est Sondhi Limthongkul, un des leaders de l’Alliance populaire pour la démocratie (PAD) qui regroupe les partisans de l’establishment conservateur, souvent identifiés comme les Chemises jaunes. Sondhi, qui a le sens de la formule, avait comparé dans un éditorial sur le site de son journal le général Prayuth Chan-Ocha, commandant de l’armée de terre, à « une femme ayant ses règles ». Il voulait expliquer ainsi la mauvaise humeur de l’officier quand il est houspillé par les reporters sur la question du conflit khmèro-thaïlandais concernant le terrain autour du temple de Preah Vihear. Cela n’a pas fait rire les braves soldats qui sont accourus à la rescousse de la réputation de leur chef. Le leader du groupe en uniforme a demandé aux journalistes de Manager d’arrêter « d’insulter » celui-ci. L’idée d’intenter un recours devant un tribunal n’a apparemment pas traversé l’idée de ces militaires.
La méthode a été utilisée à maintes reprises ces dernières décennies. Lors d’un exemple resté fameux, le général Chaovalit Yongchaiyudh, alors chef de l’armée de terre, avait envoyé 300 soldats pour encercler en avril 1987 la maison de l’ancien Premier ministre Kukrit Pramoj, journaliste à la plume acerbe, lequel avait insinué que Chaovalit voulait instaurer « une sorte de communisme avec le roi à la tête ». Cette «logique de cour de récré» s’explique aisément. Les militaires parviennent rarement à gagner un débat par la persuasion. Ils recourent donc à l’outil qu’ils savent le moins mal utiliser : la menace de la force. Il semble que la Thaïlande soit bloquée dans ce jeu puéril et qu’il n’y a guère eu d’évolution au fil des décennies.
Les arguments des militaires n’ont pas varié. Ils sont les « garants » de la sécurité nationale, du « système démocratique avec le roi à sa tête », voire de la moralité publique. Et bien sûr, ce sont ces vaillants guerriers qui définissent à leur gré ce que ces expressions recouvrent, ce qui leur permet de perpétrer quand l’envie les en démange des coups d’Etat (systématiquement justifiés par «la lutte contre la corruption» et la «protection de la monarchie»), de tirer dans la foule des civils ou d’éliminer des personnes gênantes. Entre 1971 et 1973, selon un rapport établi l’an dernier par l’organisation Action for People’s Democracy in Thailand, l’armée aurait tué 3.000 paysans dans la province de Pattalung, certains ayant été brûlés vivants dans des barils de tôle et d’autres jetés d’hélicoptères en vol (1).
Les militaires restent un Etat dans l’Etat. Ils continuent à contrôler une grande partie des médias du pays malgré la mise en place d’une Commission nationale de diffusion et de communication. Ils lancent des menaces de coups d’Etat quand bon leur semble. En un mot, ils sont très loin de se cantonner au rôle d’une armée dans un système démocratique, c’est-à-dire une force militaire sous l’autorité du gouvernement civil issu des élections pour défendre l’intégrité territoriale en cas d’agression extérieure. A quand remonte la dernière «glorieuse défense» de l’armée thaïlandaise ? A plus loin que beaucoup de personnes encore vivantes puissent se souvenir. En revanche, l’armée s’est impliquée dans une campagne de « reverdissement » de l’Isan, dans la rééducation des musulmans du Sud, dans d’innombrables projets d’aide sociale et dans les secours en cas d’inondation. Est-ce bien là leur rôle ? Cela n’atténue-t-il pas leur capacité, déjà douteuse, de combat ? Cette implication sociale n’est-elle pas aussi un facteur de leur politisation, leur donnant l’impression qu’ils peuvent se mêler de tout.
Jusqu’à présent, aucun politicien de Thaïlande, à l’exception notoire d’Anand Panyarachun (2), n’a apparemment eu le courage de mettre l’armée au pas, comme un de Gaulle en 1962 ou un Abdurrahman Wahid, en Indonésie, en 1999. De surcroît, les grandes corporations économiques, lesquelles détiennent sans doute l’essentiel du pouvoir réel en Thaïlande, ont soutenu ce système en accueillant des militaires de haut rang dans leurs conseils d’administration en échange de faveurs. Beaucoup de gens haut placés semblent s’y retrouver dans cet arrangement dont la principale victime est le progrès démocratique. Comment expliquer autrement que, dans ce pays supposé démocratique depuis quarante ans, les coups d’Etat sont encore un moyen accepté de changement de pouvoir ? Si un changement, forcément progressif, intervient, l’impulsion ne pourrait venir que d’en bas, tant une grande partie de l’élite semble se pâmer à la vue d’un uniforme.

Max Constant

(1) http://www.scribd.com/doc/73855188/60-Years-of-Oppression-in-Thailand
(2) Premier ministre en 1991-1992

Chronique de Thaïlande : la peine de mort sur le fil du rasoir

Entre 1935 et 2009, 371 condamnés à mort ont été exécutés en Thaïlande. Les autorités du pays semblent vouloir rejoindre désormais les rangs des pays abolitionnistes.



Si l’on s’en tient au nombre de peines de mort prononcées, la Thaïlande figure encore dans le peloton de tête au sein de l’Asie du Sud-Est, devancée seulement par les leaders incontestés de cette pratique macabre et inhumaine, la Malaisie et Singapour. Une peine de mort est prononcée en moyenne par semaine par des tribunaux thaïlandais, soit environ une cinquantaine par an. L’an dernier, la presque totalité de ces peines ont été prononcées dans les trois provinces du sud du pays – Pattani, Yala et Narathiwat – où une insurrection séparatiste meurtrière a repris vigueur ces huit dernières années. A la date d’octobre 2012, 649 condamnés à mort se trouvaient dans des prisons de Thaïlande, la plupart à Bang Kwang, la prison dite de « sécurité maximum » dans la banlieue nord de Bangkok. A titre de comparaison, 900 condamnés attendent leur exécution dans des geôles de Malaisie. Deux pays de la région ont aboli la peine capitale : le Cambodge depuis la constitution de 1993 et les Philippines. Un troisième, le Timor oriental, ne l’a jamais inscrite dans ses codes de lois après être devenu formellement indépendant en 2002.
Généralement, la population thaïlandaise est plutôt partisane de la « rétribution », comme l’avait montré le fort taux d’approbation de la « guerre contre la drogue » menée par le Premier ministre de l’époque, Thaksin Shinwatra, en 2003. Des suspects étaient abattus sommairement par des commandos de la police, sans autre forme de procès. Malgré cela, le royaume semble évoluer progressivement vers une position moins radicale. Quand le vice-Premier ministre, Chalerm Yoombarung, s’est engagé au début de l’été dernier à faire exécuter les condamnés à mort pour trafic de drogue « dans les quinze jours de leur condamnation », un pardon royal a été décrété pour tous les condamnés à mort dont le processus judiciaire était arrivé à terme à l’occasion de l’anniversaire de la reine Sirikit le 12 août. Chalerm semble avoir compris le message et s’est fait plus discret, du moins sur ce chapitre. Depuis que la peine de mort a été appliquée aux crimes de trafic de drogue dans les années 80, la grande majorité des peines capitales ont été prononcées dans ces cas de figure.
Un site internet mis en place par l’ONG thaïlandaise de protection des droits de l’Homme Union for Civil Liberties (1) fournit de nombreuses informations sur la peine de mort en Thaïlande. La pratique ancienne était de faire abattre le condamné au fusil mitrailleur, mais en 2003, Bangkok a changé la méthode d’exécution pour passer aux injections létales. Selon Danthong Breen, président d’UCL, une équipe thaïlandaise s’est alors rendue aux Etats-Unis pour être initiée à la méthode et, à son retour, quatre condamnés ont été exécutés au titre de la « mise en pratique ». Une fleur de lotus et des bâtons d’encens sont insérés dans les mains du condamné et un bonze (si le condamné est bouddhiste) prononce un sermon juste avant l’exécution.
Les deux dernières exécutions ont eu lieu en 2009. Avant son exécution, le condamné est autorisé à passer un unique coup de téléphone mais, comme souvent la personne à l’autre bout est absente, la famille du condamné n’est généralement informée de l’exécution que quand on lui demande de venir prendre le corps.
Le mois dernier, William Schabas, professeur de droit international, a mené une mission d’évaluation de la situation des droits de l’Homme en Thaïlande pour le compte du Bureau du Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’Homme. Il s’est vu assurer personnellement par le procureur général qu’il n’y aurait plus d’exécution capitale en Thaïlande. Toutefois, cette disposition ne sera probablement pas inscrite dans une loi. Si les propos du procureur général sont confirmés par les faits, la Thaïlande pourrait faire partie des pays abolitionnistes en 2019, quand il n’y aura plus eu d’exécution durant une période consécutive de dix ans.

Max Constant

(1) http://www.deathpenaltythailand.blogspot.com/

Chronique de Thaïlande : recherche silence désespérement

Quelques Thaïlandais se battent pour préserver des espaces de silence dans cet univers de bruit et de fureur qu’est Bangkok.




C’est un petit groupe d’irréductibles qui organise des réunions en catimini dans de discrets restaurants de Bangkok. Universitaires, artistes, étudiants ou membres de professions libérales, ils y tiennent régulièrement des discussions chuchotées pendant une heure ou deux, avant que chacun disparaisse dans le grand brouhaha de la capitale de la Thaïlande. Cette confrérie n’est pas vouée à un culte obscur ni à une passion coupable. Elle milite, sans relâche, avec obstination, pour le droit au silence dans Bangkok, bruyante mégapole d’une douzaine de millions d’habitants, de sept millions de véhicules et de centaines de milliers de méga-sonos visant à abreuver les citoyens d’informations inutiles, de balades sirupeuses et d’insidieux messages publicitaires. Quiet Bangkok, tel qu’est baptisée cette association, a été fondée il y a une dizaine d’années par Ajarn Breen, un scientifique thaïlandais aux yeux bleus et à la barbe blanche dus à son ascendance celtique, et un petit groupe d’amis. Peu à peu, l’association s’est étoffée, regroupant un réseau informel de compagnons de route de la tranquillité. Ils alimentent un blog (http://quietbangkok.blogspot.com) et organisent parfois des excursions lorsque l’un des membres repère – évènement rare – un endroit silencieux dans la grande ville : un temple bouddhique retiré, un voisinage miraculeusement sauvé des ondes sonores ou un parc que le tsunami de décibels n’a pas encore englouti.
Expert dans le domaine de l’acoustique, Ajarn Breen peut parler des heures durant du désamour entre Bangkok et la quiétude. Dans un de ses récents articles sur le blog, il a mesuré le niveau de décibels dans un restaurant au rez-de-chaussée du Centre des fonctionnaires de Chaeng Watthana. Le verdict est sans appel : 75 décibels, soit 20 décibels de plus que le niveau acceptable pour pouvoir tenir “une conversation décontractée”. Mais, de manière intermittente, le niveau saute à 82 décibels, lorsque les clients du restaurant raclent le sol avec les pieds métalliques de leur chaise. Soit “une augmentation de 400 % du niveau de bruit” (l’échelle des décibels étant exponentielle). Les pertes auditives temporaires ou permanentes commencent à apparaître à partir d’un niveau de 90 décibels.
La relation au bruit semble comporter des éléments culturels. Qui n’est pas impressionné par les efforts que les Japonais font pour maintenir des zones de silence dans un environnement ultramoderne ? En me promenant au centre de Siam Square, le “quartier jeune” de Bangkok, je pense avoir localisé un des endroits les plus exposés aux bruits de la ville : à l’intersection de deux écrans géants vociférant leurs musiques et leur propagande, au milieu des bruits de moteur et du fond sonore du métro aérien et parmi les clameurs de la foule. A l’intérieur du métro aérien, vous n’aurez pas davantage droit à un petit repos pour votre ouïe : des hauts parleurs ont été stratégiquement positionnés sur les quais de manière à vous empêcher d’échapper au bruit où que vous vous placiez ; à l’intérieur des voitures, le relatif silence des débuts est désormais brisé par d’omniprésents écrans de télévision qui déversent spots publicitaires et informations cruciales.
Un récent séjour à Rangoon et à Mandalay fait toutefois apprécier un trait sonore de Bangkok : la quasi-absence de coups de klaxon. Paradoxalement, les Bangkokiens qui semblent se repaître dans le bruit et la fureur se montrent d’une patience exemplaire au volant. Piètre consolation. Car, comme le note Ajarn Breen sur le blog de Quiet Bangkok, le drame est que les enfants thaïlandais grandissent dans cet environnement assourdissant et, au fur et à mesure que leur ouïe est détruite, requièrent des stimulations sonores de plus en plus fortes. Le divorce entre Bangkok et le silence semble sur le point d’être consommé.

Max Constant

Chronique de Thaïlande : retour sur avril-mai 2010

La mise en cause d’Abhisit Vejjajiva et de Suthep Thaugsuban dans les évènements de 2010 s’inscrit dans le cadre d’un jeu politique opportuniste.

                                                  La répression sanglante le 19 mai 2010 (photo Arnaud Dubus)


Dans l’histoire récente de la Thaïlande, l’oubli des fautes a souvent prévalu. Les autocrates de l’après-seconde guerre mondiale ont, pour la plupart, coulé une retraite paisible. Les officiers qui ont donné l’ordre d’attaquer les manifestants en 1973, 1976 et 1992 ont dû, pour suprême sanction, abandonner leurs fonctions officielles s’ils en détenaient, sinon se contenter de se faire discret, tout en continuant de siéger au sein des conseils d’administration des plus grandes entreprises du pays. La prise de responsabilité, la reconnaissance des fautes et le bon déroulement du processus judiciaire ont habituellement été du côté des perdants.
La mise en cause d’Abhisit Vejjajiva et de Suthep Thaugsuban, respectivement Premier ministre et vice-Premier ministre au moment de la répression meurtrière des manifestations des Chemises rouges en avril-mai 2010, peut apparaître comme un progrès. Ces deux anciens gouvernants, qui n’en sont pour l’instant qu’au stade de l’interrogatoire, doivent, deux ans après les faits, faire face aux conséquences des décisions qu’ils ont prises alors qu’ils dirigeaient le pays dans une période critique. Dans une récente interview, Abhisit s’est expliqué de manière assez expéditive sur les raisons qui l’avaient poussé à faire intervenir l’armée : “avec des dizaines de milliers de manifestants bloquant le centre de Bangkok, j’aurais bien aimé voir comment vous vous y seriez pris !”. Une réponse quelque peu de mauvaise foi : tout le monde n’a pas choisi de diriger le pays. Mais force est de reconnaître que, du point de vue des gouvernants, une fois les Chemises rouges incrustées dans le centre commercial de la capitale (et vu le manque de capacité de la police anti-émeutes), le recours à la force militaire était la seule voie ouverte pour dégager le centre-ville. Et les militaires thaïlandais étant ce qu’ils sont…
Il faudrait aussi rappeler que les hommes et les femmes qui dirigeaient le principal mouvement des Chemises rouges (l’Union pour la Défense de la Démocratie, ou UDD) avaient procédé à la mobilisation de leurs troupes au début de 2010, deux semaines après la confiscation par la justice d’un milliard et demi d’euros de la fortune de l’ex-Premier ministre Thaksin Shinawatra, dans le cadre d’une stratégie avouée de provocation. Lors d’une conférence de presse au Club des correspondants de Thaïlande, Jaran Dittapichai avait indiqué que l’UDD “rassemblerait un million de Chemises rouges dans les rues et que celles-ci n’en bougeraient plus pour provoquer une réaction du gouvernement”. Un chantage à la force, en quelque sorte. L’attitude du parti pro-Thaksin Peua Thai, lequel a fortement bénéficié du soutien des Chemises rouges pour conquérir le pouvoir en juillet 2011, n’a pas laissé d’être ambiguë après sa victoire. Aussi bien les dirigeants du Peua Thai que ceux des Chemises rouges n’hésitent pas à manipuler les militants de base, souvent des ruraux des provinces ou des migrants travaillant dans les villes, quand cela leur profite. Et parfois, ils ne semblent guère se soucier des déboires des familles des victimes.
Un autre élément pousse à mettre en perspective la mise en cause formelle d’Abhisit et de Suthep : l’acharnement suspect du Département des enquêtes spéciales (DSI) dirigé par Tharit Pengdit, lequel siégait aux côtés des deux anciens gouvernants au sein de l’organisme chargé du “rétablissement de l’ordre” en 2010. Qualifier d’opportunisme le retournement de veste de Tharit, presque immédiatement après le scrutin de juillet 2011, relève de l’euphémisme. La conclusion à en tirer est que les poursuites judiciaires et les invocations morales au nom de la justice découlent de logiques mesquinement politiciennes. Ce qui était vrai lors du procès pour abus de pouvoir de Thaksin en 2008 l’est autant pour les ennuis judiciaires d’Abhisit et de Suthep en 2012.
Enfin, et c’est sans doute le défi principal à relever pour le royaume, les militaires, acteurs directs de la répression de 2010, ne sont pas inquiétés, s’abritant derrière le décret d’urgence mis en vigueur à l’époque et leur accordant une quasi-impunité, mais aussi derrière ce qu’il faut bien appeler la lâcheté des politiciens. Il est facile de lancer l’hallali sur Abhisit et Suthep. Il serait plus utile pour l’avenir d’un pays qui se dit démocratique de mettre à l’index les hommes en uniforme, lesquels continuent à croire qu’ils ont le droit et le devoir de renverser un gouvernement élu et d’utiliser la force contre des civils.

Max Constant

Chronique de Birmanie : libération de la parole et petits chefs

L’ouverture en Birmanie se traduit par une transformation des comportements et une nouvelle atmosphère. La prudence reste, toutefois, de rigueur.



J’ai eu l’occasion tout récemment de passer quatre semaines en Birmanie, un pays où je ne m’étais pas rendu depuis longtemps mais sur lequel j’avais lu de nombreux articles évoquant l’«ouverture» et les «réformes» impulsées par le président Thein Sein, général à la retraite devenu chef de l’Etat civil au début de 2011. Sillonner plusieurs régions du pays m’a permis de réunir des éléments concrets sur ce qui, incontestablement, constitue un tournant pour ce pays placé sous la coupe d’un régime militaire sans merci de 1962 à 2011.
La venue du président Barack Obama en novembre a, semble-t-il, constitué un bol d’air frais pour la population de Rangoon. Le soir même de sa visite, l’ambiance dans les restaurants de l’ancienne capitale était joyeuse, on pouvait percevoir un je-ne-sais-quoi dans l’air qui le rendait plus léger. Un vent de libération, en quelque sorte. Cette impression a été confirmée dans les jours suivants. Le tenancier d’un kiosque à journaux, en pleine rue, a expliqué par le menu détail et avec une voix tonitruante en quoi consistait la liberté de la presse, en brandissant, à l’appui de ses propos, les Unes de plusieurs nouvelles publications apparues ces deux dernières années.
Mes incursions en province ont plutôt renforcé ce sentiment, mais avec des réserves. Dans les trains, dans les marchés, personne n’hésitait à commenter à haute voix l’actualité politique, ce qui était impensable il y a encore deux ans. On aurait alors murmuré des propos prudents au fond d’un lobby d’hôtel mal éclairé, en insistant sur l’anonymat.
La parole est donc libérée, la peur brisée. Ce processus paraît difficile à renverser. La liberté produit une accoutumance et les factions dures au sein de l’armée semblent avoir jugé qu’elles avaient davantage à perdre par une réaction d’opposition radicale au mouvement de réformes. Les manifestations près de la mine de cuivre de Monywa dans le nord du pays, l’audace croissante des journalistes ou la relative vigueur des débats parlementaires sont autant de signes : les citoyens birmans sont en train de conquérir progressivement des terres qui leur ont longtemps été interdites.
Mais rien n’est simple, surtout pas dans un pays marqué par des décennies de régime autocratique et où toutes les décisions étaient concentrées au sommet de l’appareil d’Etat, au sein d’un groupe de quelques hommes en uniformes. Le paradoxe est que, si les mesures de terreur lancées par ces galonnés pendant un demi-siècle étaient parfaitement répercutées à tous les échelons par la chaîne de commandement, il n’en est pas de même quand ces mêmes autorités lancent des mots d’ordre de libéralisation. A l’entrée d’une université, une fonctionnaire de l’enseignement indique qu’il “est interdit d’interroger les étudiants à l’intérieur ou à l’extérieur de l’université sans la permission du ministère de l’éducation”. Un agent ferroviaire bougon exige “la permission du ministère des chemins de fer” pour filmer quelques plans dans une gare de campagne. Sous une fine surface, la peur semble latente, car l’Etat de droit n’existe pas et l’uniforme signifie toujours le pouvoir arbitraire.
Généralement, les transformations des comportements n’en sont pas moins époustouflantes de rapidité, même si elles apparaissent beaucoup plus à Rangoon et à Mandalay que dans les zones reculées où le grand problème reste celui de la pauvreté. L’engouement des touristes, particulièrement des touristes français, pour le pays est positif, car il apporte avec lui un vent frais de l’extérieur – en espérant toutefois qu’un tourisme trop massif ne détruise pas les importants atouts naturels et culturels du pays. Le caractère bon enfant et accueillant de la population, un naturel enjoué loin de la fausse sophistication de certains Bangkokois ou de l’arrogance des nouveaux riches de Phnom Penh, une culture d’une richesse étonnante, voilà qui devrait aider le pays à se rebâtir une image positive après avoir été longtemps mis au ban de la communauté des nations. L’avenir ne peut être prédit, et il convient de ne pas se laisser gagner par un enthousiasme aveugle. A tout le moins, les signes que l’on peut observer actuellement sont encourageants.

Max Constant

Chronique de Thaïlande : les paysans veulent des sous, pas des têtes

La crise que traverse le royaume est le produit d’une évolution économique de la paysannerie, selon une nouvelle et passionnante étude.



L’opposition entre Chemises jaunes et Chemises rouges en Thaïlande est souvent caractérisée dans les médias comme étant un conflit opposant les “élites urbaines” aux “paysans pauvres des provinces”. Ces derniers, menacés dans leur survie quotidienne, se seraient révoltés contres les abus et les privilèges des riches. En 2010, comme l’avait titré le quotidien Bangkok Post, ces “hordes rurales” seraient descendues sur Bangkok pour mettre à bas le pouvoir des amart (i.e. des privilégiés). Chacun se rend compte que, bien sûr, la réalité est plus complexe.
Le livre Thailand’s Political Peasants, publié par le politologue australien Andrew Walker (1), est la première étude destinée à un large public qui permet de cerner précisément les éléments en jeu. Ce livre à caractère universitaire n’est pas d’une lecture facile. Il est truffé d’expressions telles que “ontologie du pouvoir” ou “contraintes idéologiques sur la mobilisation paysanne”. Mais si l’on fait l’effort de digérer ce jargon, l’ouvrage apporte un éclairage approfondi et pertinent sur les mécanismes qui agitent la société thaïlandaise ces dernières décennies.
L’auteur, qui centre son étude sur le cas du village de Ban Tiam dans la province de Chiang Mai, balaie quelques mythes tenaces. Comme, par exemple, celui selon lequel la paysannerie thaïlandaise est en voie de disparition ou qu’elle est majoritairement miséreuse. S’appuyant sur un flot de statistiques et de graphiques, Andrew Walker, qui a cofondé le site New Mandala, montre que le niveau de revenus des paysans thaïlandais a fortement augmenté depuis la fin des années 1970, et ce dans toutes les régions du royaume. “Avec un revenu moyen équivalent à deux ou trois fois le seuil de pauvreté, la paysannerie thaïlandaise n’est certainement pas aisée, mais le ménage rural moyen dispose maintenant d’une sécurité concernant sa subsistance”, écrit-il. Cette augmentation des revenus des paysans s’est faite grâce à une diversification des types de cultures – non plus seulement du riz, mais des cultures d’exportations comme par exemple les ananas ou des végétaux entrant dans la composition de boissons – ainsi que par l’ajout de revenus non agricoles, tels que le petit commerce ou le travail saisonnier comme taxi.
L’industrie et le secteur des services, localisés dans les zones urbaines, se sont développés parallèlement à cette montée des revenus des familles rurales, mais à un rythme beaucoup plus rapide. Il en a résulté une baisse de la part de l’agriculture dans l’économie nationale : 12 % du PIB en 2008 contre 36 % au début des années 1960. Et comme cela se produit souvent dans les pays qui évoluent d’un statut de pays à bas revenus vers un statut de pays à revenus intermédiaires, la conversion des paysans en acteurs économiques dans les secteurs industriel et des services n’a pas suivi : 42 % de la main-d’œuvre thaïlandaise était encore employée dans l’agriculture en 2008 contre 83 % au début des années 1960.
Il s’ensuit, selon la démonstration d’Andrew Walker, une perte de productivité dans le secteur agricole par rapport aux autres secteurs de l’économie. “Les rendements des rizières thaïlandaises sont parmi les plus bas du monde”, écrit-il, en précisant que “les rendements rizicoles dans le Laos sous-développé ont dépassé les rendements thaïlandais au milieu des années 1980 et se situent actuellement 15 % au dessus”. L’inégalité sociale et de revenus est la conséquence inévitable de cette très faible productivité agricole, ce dont les gouvernements thaïlandais ont commencé à prendre conscience au cours des années 1980, cessant dès lors de “taxer les agriculteurs”, pour au contraire les subventionner. Ce schéma n’est pas spécifique à la Thaïlande, mais le royaume se distingue par l’extrême disparité entre les familles rurales et les résidents des zones urbaines.
L’investissement de l’Etat dans les zones rurales sous forme de construction d’infrastructures et de soutien à la santé, à l’éducation et aux prix agricoles, a largement contribué à relever le niveau de revenus des paysans, mais aussi celui de leurs attentes. “Le résultat final est que l’Etat thaïlandais a aidé à maintenir une large population rurale qui, malgré une amélioration significative du niveau de vie, est insuffisamment productive pour satisfaire pleinement les aspirations que la croissance économique a éveillées”, écrit l’universitaire. Les efforts gouvernementaux pour réduire l’écart ville-campagne n’a pas suffi à transformer socialement la paysannerie. Et celle-ci, l’appétit aiguisé, consciente des privilèges des habitants des villes, réclame davantage. Thaksin Shinawatra, Premier ministre de 2001 à 2006, n’a pas créé cet état de fait : celui-ci est l’aboutissement d’une évolution sur plusieurs décennies. Mais il a su le reconnaître et en tirer son avantage.

Max Constant

(1) Thailand’s Political Peasants. Power in the Modern Rural Economy, par Andrew Walker, University of Wisconsin Press, Madison, 2012

Chronique de Thaïlande : où est l’Asie qui grouille ?

L’Agence touristique nationale promeut une Thaïlande aussi enchanteresse que virtuelle au détriment des entrailles du royaume.



J’ai récemment participé à l’organisation du tournage d’un programme de télévision française en Thaïlande portant sur les aspects culturels du royaume. Ce programme adopte une tonalité positive pour mettre en valeur des aspects insolites, étonnants ou amusants d’un pays que l’on sillonne dans des trains. Des autorisations officielles de tournage avaient été requises et une accompagnatrice ainsi qu’un guide-interprète de l’Agence thaïlandaise du tourisme (TAT) nous ont surveillés d’un oeil diligent pendant les deux semaines de tournage. L’expérience fut éprouvante, à la fois pour nous, les journalistes français, ainsi que pour nos anges-gardien. Au gré du tournage, deux expressions revenaient sans cesse dans leur bouche : “c’est interdit” et “ce n’est pas approprié”.
Filmer une statue du Bouddha dans le quartier chinois, c’est interdit. De même que de filmer un portrait du roi Bhumibol dans une gare. Tourner une séquence sur un bonze thaï qui entraîne des enfants des rues à la boxe thaïlandaise pour leur donner plus d’espoir en l’avenir n’est pas approprié. Et filmer un médium investi d’un esprit dans son antre de sorcier-tatoueur est strictement interdit. Que peut-on faire alors ? Filmer les projets sociaux du roi et des princesses est vivement conseillé. De même que les divers festivals qui ponctuent le calendrier thaïlandais : loi krathong, notamment, dont les innocentes corbeilles de feuilles de bananiers échappent à la sourcilleuse censure du TAT. Ce qui n’est pas le cas du nouvel an thaï ou songkhran, dont les agressions à coup de seau d’eau et – horreur suprême ! – les jeunes filles en tenue ultra-serrée ont provoqué le bannissement.
Ces officiels et beaucoup des fonctionnaires travaillant dans les ministères estiment de leur mission de présenter au monde une image de la “belle Thaïlande” où des femmes soumises et chastes confectionnent des guirlandes de fleurs au bord d’étangs parsemés de fleurs de lotus et où les hommes, guerriers valeureux d’antan, assurent la paix et la sécurité. La Thaïlande réelle, celle des sorciers-tatoueurs et des bonzes excentriques mi-médium mi-maître de cérémonies, celle des billards enfumés et des rizières en voie d’urbanisation n’est pas jugée valorisante. Et on peut le comprendre. Chaque pays essaie de promouvoir les facettes qu’il juge les plus attractives, encore que j’ai rarement vu le ministère du tourisme français mener campagne pour chanter les louanges des pavés de Paris.
Ce qui frappe dans le cas thaïlandais est que la “belle Thaïlande” promue par le TAT est une Thaïlande qui n’existe pas et n’a jamais existé. Elle a germé dans les esprits bureaucratiques des préposés à la beauté nationale, puis a été ajustée et polie dans les officines d’organismes tels que le Bureau national de la commission culturelle et le Bureau de l’identité nationale. C’est une Thaïlande virtuelle, entre plages paradisiaques et temples immaculés, mais qui, une fois conçue, est bien utile dans le cadre d’une propagande commerciale et idéologique : “ce n’est pas approprié” signifie “ce n’est pas en conformité avec le modèle élaboré”.
Au final, faut-il s’en plaindre ? La vaste majorité des touristes sera parfaitement contente de passer d’un décor à l’autre sans chercher à regarder derrière le carton-pâte, guidée par les bons conseils de TAT repris par les agences de voyage. Le tourisme est un business et le client est roi. Seuls des originaux, éternels insatisfaits, continueront à rechercher ce qu’un ami parisien qualifie “d’Asie qui grouille”.

Max Constant

Monday, February 18, 2013

Chronique de Thaïlande : Siam Pitak, la tête et les jambes

Le mouvement Siam Pitak, dernier avatar du mouvement anti-Thaksin, est socialement diversifié et mené par le réseau des militaires à la retraite.



Si l’on met à part la frange de casseurs dont les motivations sont les mêmes sous tous les cieux, les quelque 15.000 ou 20.000 personnes qui se sont rassemblées sur l’avenue Rajdamnoen Nok, à Bangkok, le 24 novembre, pour protester contre le gouvernement montre que le mouvement baptisé Siam Pitak (« Protéger le Siam ») présente une certaine diversité sociale. On y retrouve ce qui constituait le gros des troupes des Chemises jaunes : les braves gens de Bangkok et des zones urbaines, bourgeois conservateurs dotés d’un bon niveau d’études, qui souhaitent le maintien d’une Thaïlande où « chacun connait sa place ». Ces personnes – commerçants, entrepreneurs, fonctionnaires, employés, enseignants parfois artistes – représentent une grosse majorité des manifestants. Elles ont donné à la manifestation du 24 novembre une allure de sortie dominicale où l’on se retrouve entre amis, entre gens du même milieu qui partagent les mêmes intérêts. L’étiquette générale « ultra-royaliste », qui leur est souvent collée par commodité, ne leur fait probablement pas justice (même si l’on trouve parmi eux des fanatiques royalistes). Ils sont royalistes – qui ne l’est pas en Thaïlande ? – et cette révérence a sans doute parfois tendance à troubler leur jugement.
Deux éléments paraissent constituer un dénominateur commun : la haine de Thaksin et la défiance vis-à-vis du système électoral, ou, plus crûment dit, un penchant anti-démocratique. La haine de Thaksin Shinawatra, l’ancien premier ministre qui s’est enfui de Thaïlande et a été condamné pour abus de pouvoir à deux ans de prison, est partout. « The bulls…it guy ! », lance un entrepreneur dans la cinquantaine. Plus nuancée, une écrivaine explique qu’elle « n’a rien contre Yingluck [Shinawatra, cheffe du gouvernement et sœur de Thaksin] », mais qu’elle pense que « le gouvernement est la marionnette de Thaksin », ce qu’elle « n’aime pas ». Le penchant anti-démocratique, qui était déjà présent chez les Chemises jaunes, s’exprime de plus en plus ouvertement. «Nous voulons un gouvernement par le roi. Les élections ne fonctionnent pas en Thaïlande. Nous ne sommes pas l’Allemagne ou le Japon», considère un agent immobilier. Cette position s’appuie sur l’idée que les naïfs des campagnes se laissent acheter par les hommes de Thaksin. « 15 millions de personnes ont voté pour Yingluck. Ils ont tous été payés », résume l’entrepreneur. Un élément qui revient constamment dans les propos des manifestants de Siam Pitak est leur vive opposition au programme de soutien des prix du riz – ce dispositif contesté par les économistes mais apprécié par les agriculteurs qui permet au gouvernement d’acheter le riz à un prix de 50 % supérieur à celui du marché. Les manifestants de Siam Pitak, du moins ceux issus de milieu urbain, souvent sino-thaïlandais, considèrent qu’il s’agit là d’un gaspillage de l’argent de leurs taxes.
Mais de manière intéressante, il y a aussi une composante paysanne parmi les manifestants. Des ruraux venus en convois organisés par des associations villageoises et qui ont reçu un polo de couleur rose (une couleur associée au roi) et des repas gratuits pour la durée de la manifestation. « Nous nous sommes regroupés au chef-lieu de district et nous sommes venus en car. Je suis ici car le gouvernement fait beaucoup de mauvaises choses. Je ne sais pas combien de temps je vais rester, cela dépend du leader », explique un paysan venu de la province de Nakhon Ratchasima, vêtu d’une veste en jean et affichant le visage buriné de ceux qui travaillent dans la rizière.
Du côté des leaders, Boonlert Kaewprasit, 69 ans, est mis en avant comme « le chef » de Siam Pitak. Plus vraisemblablement, ce général à la retraite qui devait s’ennuyer en jouant aux échecs avec quelques camarades dans son salon, n’en est qu’une figure de proue. L’ex-chef d’escadrille Prasong Soonsiri, 85 ans, qui apparaît dans l’ombre de Boonlert, semble être la tête pensante de Siam Pitak, avatar des Chemises jaunes. Le point de ralliement de ces papys qui font de la résistance est le Royal Turf Club, l’hippodrome désuet qui se trouve en bordure du quartier historique de Bangkok.
Formé au sein de l’école de renseignements de l’armée de l’air américaine et surnommé « Thai CIA », Prasong Soonsiri a été l’un des organisateurs du coup d’Etat de septembre 2006. Royaliste jusqu’au bout des ongles et proche du président du conseil privé du roi Prem Tinsulanonda, Prasong a un compte personnel à régler avec Thaksin qui remonte au milieu des années 1990 : Thaksin avait réussi en 1994 à marginaliser Prasong au sein du parti Palang Dhamma pour prendre la tête de la formation, et – humiliation suprême – avait pris des mains de Prasong le portefeuille de ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Chuan Leekpai. L’ancien officier de l’armée de l’air ne l’avait jamais digéré. Comme souvent en Thaïlande, les luttes politiques sont motivées, du moins au niveau des leaders, par de mesquines querelles d’intérêt et de sombres vengeances personnelles. Il reste maintenant à voir qui va reprendre la tête du mouvement, l’ex-général Boonlert ayant jeté l’éponge, déçu par la faible mobilisation du 24 novembre.

Max Constant

Chronique de Thaïlande : coup de chapeau aux technocrates !

Dans un pays souvent tiré en tous sens en fonction des intérêts politiques, les technocrates impriment envers et contre tout une direction générale rationnelle.


A observer les agitations quasi-épileptiques des politiciens (et des militaires) thaïlandais, on se demande parfois comment le royaume de Thaïlande reste sur ses pieds. Coups d’Etat, pillage du trésor public, gabegie financière, défense désastreuse du baht en 1997, répression contre le peuple, compétition sur la répartition des prébendes, croisades nationalistes irraisonnées… l’irresponsabilité des politiciens du pays rappelle les plus beaux épisodes de ce que l’on appelle sous d’autres cieux les républiques bananières. Et il faudrait y ajouter les catastrophes naturelles occasionnelles, du tsunami de 2004 aux inondations de 2011. Et pourtant, la Thaïlande semble passer au travers des gouttes, même sous les plus gros orages. Sans remonter jusqu’à sa légendaire habileté qui lui a permis d’éviter les sanctions à la fin de la Deuxième guerre mondiale, on ne peut qu’admirer le fait que les épreuves traversées n’ont que peu influé sur des variables aussi vitales pour le pays que le nombre d’arrivées des touristes, le niveau des investissements étrangers et le dynamisme, en général, de l’activité économique.
Le secret, murmurent des étrangers sur place de longue date, réside dans un corpus réduit mais influent de hauts fonctionnaires et de technocrates, bien formés, peu sensibles aux sirènes du pouvoir politique ou des puissances d’argent et passionnés avant tout par le travail bien fait. Ce n’est pas la « mafia de Berkeley » qu’avait pu connaître l’Indonésie de Suharto, mais une « mafia » venue de divers horizons, d’Harvard à Assas en passant par les universités de Melbourne et de Chulalongkorn. Ces technocrates ont posé dans les années 1970 et 1980 les bases du développement économique thaïlandais – un développement fortement axé sur l’industrialisation à partir d’investissements japonais et américains et tournant le dos à l’agriculture. A la tête des grandes institutions du royaume, comme la Chambre de commerce, la Banque Centrale, le Bureau national de développement économique (devenu ensuite Bureau national de développement économique et social) et le Bureau des investissements, ils ont maintenu le cap envers et contre tout, résistant aux menaces ou aux avances des politiciens. Pisit Pakasem, Amaret Sila-On, Pridiyathorn Devakul ou Staporn Kavitanon sont autant de noms sur ces tablettes rarement évoquées des serviteurs de l’Etat thaïlandais.
Certes, certains d’entre eux ont failli, sont tombés dans l’ornière politique ou, comme les infortunés dirigeants de la Banque centrale de 1997-1998, Reungchai Marakanond en tête, se sont laissés embobiner par les politiciens. Mais qu’un Vissanou Krua-Ngarm ou qu’un Bovornsak Uwanno s’engagent dans les pas de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra n’a finalement été qu’une péripétie dans une longue lignée empreinte de dignité et de sens du devoir. Après tout, combien de nos énarques versent dans la politique, oubliant les leçons de la Grande école ? Des exemples récents, en Thaïlande, ont montré comment les tenants de la Banque Centrale ont lutté pied à pied contre les pressions politiciennes afin de maintenir la rigueur fiscale, la stabilité monétaire et la bonne santé économique du pays. Peut-être que certains observateurs classeront ces hommes de devoir, souvent monarchistes, au sein de l’establishment conservateur. Mais quelle que soit la couleur dont on les peint, ces technocrates et hauts fonctionnaires constituent depuis des décennies la colonne vertébrale d’un pays qui fait souvent preuve d’une souplesse déconcertante.

Max Constant

Chronique de Thaïlande : le confort de la distance

L’existence d’une certaine insularité de l’univers thaïlandais déroute les étrangers et parfois les Thaïlandais eux-mêmes.

Evoquer la teneur des relations entre Thaïlandais et étrangers est toujours délicat car, outre le danger d’une généralisation outrancière, l’observateur occidental ne peut qu’écrire selon la position d’où il observe ; son analyse est forcément teintée. Cette observation ne vaut donc que pour ce qu’elle est : une perception parmi de nombreuses autres possibles. Nombre d’Occidentaux résidant depuis des années en Thaïlande diront qu’ils ont peu ou pas d’amis thaïlandais véritables, qu’il est très difficile d’aller au-delà de rapports courtois mais sans profondeur. L’image évoquée est celle d’un demi-globe de verre à l’intérieur duquel s’agite le monde thaï. Au prix de certains efforts, on peut s’en approcher jusqu’à se coller le nez contre la paroi translucide et scruter l’intérieur. Mais on ne peut jamais le pénétrer. Rien n’est plus risible qu’un Occidental qui pense y «être parvenu», «être devenu comme eux». Après un certain temps d’illusion, des Thaïlandais le lui feront gentiment sentir.
J’ai souvent entendu les farang évoquer ce sujet, mais jamais les Thaïlandais en parler d’eux-mêmes ou même rebondir une fois lancé sur le thème. Le jeu de relations se déroulant à l’intérieur est harmonieux, cohérent avec ses propres règles. Rares sont ceux qui les remettent en cause. L’importance des figures paternelles ou paternalistes y est grande, d’où le sentiment qu’il pourrait y avoir une stratégie d’infantilisation venue d’en haut pour un meilleur contrôle politique et social. Toutefois, déplacé dans un contexte non thaïlandais, mis en perspective dans le cadre d’une comparaison avec le monde extérieur, ce jeu inter-relationnel révèle soudainement son décalage avec le « monde réel » et peut même alors paraître absurde.
Il semble y avoir une conscience parmi les Thaïlandais de ce phénomène et donc la mise en place de stratégies pour y remédier préventivement. En Thaïlande, de nombreux Thaïlandais, une fois dépassées les premières civilités, placeront une distance entre eux et leurs hôtes – une distance qui est un mécanisme de protection. Quand on croise des groupes de Thaïlandais voyageant à l’étranger, il est parfois frappant de constater leur désintérêt pour établir des contacts avec les autochtones, ou même avec les autres groupes d’Asiatiques qu’ils pourraient croiser : cette attitude est très différente de celle des Philippins, toujours conviviaux et enclins à converser, ou des Indonésiens. Beaucoup de Thaïlandais semblent transporter autour d’eux leur «bulle de protection».
Inversement, il est réconfortant de voir que de nombreux Thaïlandais qui ont fait le choix de s’établir à l’étranger ou d’y résider un certain temps pour raison d’études, de mariage ou professionnelle, brisent souvent ce cocon d’insularité, s’ouvrent et révèlent un éclectisme, une curiosité vis-à-vis du monde extérieur rafraîchissante. Parfois même, ces Thaïlandais réinterpréteront leur milieu d’origine et lâcheront : «En Thaïlande, les gens se toisent, manquent de simplicité». L’importance de la pose, de la distance sociale et du jeu des apparences sont autant de facteurs qui contribuent à façonner l’univers thaïlandais avec ses particularités. Et, il ne se passera pas beaucoup de temps pour que ces Thaïlandais un peu transformés par leur expérience à l’étranger se verront reprocher leur relations de tam khon farang, c’est-à-dire leur «imitation des étrangers».

Max Constant

Sunday, February 03, 2013

Chronique de Thaïlande : les ambiguïtés de l’occidentalisation

Sous un vernis d’occidentalisation, la Thaïlande reste fidèle à une approche à la fois opportuniste et insaisissable.

 
 
Il y a une vingtaine d’années, à la question d’un journaliste étranger sur « qu’est-ce qu’être thaïlandais ? », une étudiante en licence de sciences politiques de l’université Thammasat répondit : « C’est prendre des choses d’un peu partout et en faire un mélange qui donne, au bout du processus, quelque chose de thaï ». Peut-être sans le savoir, cette étudiante marchait dans les pas d’un illustre prédécesseur, le prince Damrong Rajanuphab, demi-frère du roi Rama V, qui déclarait au début du XXème siècle : « Les Thaïs savent comment choisir. Quand ils voient quelque chose de bon dans la culture d’autres peuples, si cela n’est pas en conflit avec leurs propres intérêts, ils n’hésitent pas à l’emprunter et à l’adapter à leurs propres conditions ».
De nombreux exemples historiques illustrent ce pragmatisme : de la centralisation bureaucratique sous le roi Rama V (règne 1868-1910) aux techniques d’accumulation du capital après la seconde guerre mondiale que les régimes militaires thaïlandais ont adoptées sans complexes quand d’autres pays de la région se barricadaient derrière des idéologies communistes ou neutralistes. Et la Thaïlande actuelle, comme le Siam d’autrefois, n’a pas exclusivement puisé dans les idées, normes et pratiques de l’Occident. Georges Coedès a exposé comment les élites des pays d’Asie du Sud-Est ont adopté et adapté la culture politique hindouiste à une époque où celle-ci jouait le rôle de modèle dans cette partie de la planète. Le bouddhisme Theravada, un des piliers de la culture thaïlandaise, est, lui, venu par Ceylan. Bien plus tard, sous le roi Rama III (règne 1824-1851), le goût chinois s’est répandu à la cour du Siam au moment où le commerce des jonques reprenait vigueur et les produits de luxe chinois inondaient les marchés de Bangkok.
Les cultures de tous les pays résultent, bien évidemment, d’une combinaison d’influences venues d’ailleurs, mais rares sont les pays, comme la Thaïlande, qui semblent apparemment offrir si peu de résistances aux incursions. Les missionnaires chrétiens venus au Siam au XVIIème siècle s’étaient mêmes montés la tête : « Nous pensons pouvoir convertir facilement le roi d’Ayutthaya », assuraient-ils à leurs supérieurs à Paris et à Rome. Résultat : la proportion de chrétiens en Thaïlande est parmi la plus faible d’Asie du Sud-Est. Mais il reste le meilleur de cette influence religieuse venue de l’Ouest : les écoles où continuent, des siècles après, d’être formée l’élite du pays. Prendre, mais ne pas se laisser dénaturer, c’est peut-être là la force de ce peuple dont certains historiens aiment à clamer le caractère unique.
Il est toutefois courant de lire, dans les vingt dernières années, des auteurs thaïlandais qui déplorent l’occidentalisation, laquelle aurait commencé à détruire une « culture thaïlandaise » empreinte d’harmonie, de respect de l’autre et d’équilibre avec la nature. Cette vision simpliste s’appuie sur des mythes entretenus par une version officielle de l’histoire véhiculée par le système scolaire. L’occidentalisation a commencé en partie de par la volonté des élites aristocratiques autour du roi Rama V, désireuses de projeter une image de « pays civilisé ». Et non pas forcément, comme il est souvent dit, parce que le Siam risquait d’être absorbé par les puissances coloniales, mais parce que les élites siamoises souhaitaient accroître leur prestige dans l’arène internationale en projetant une image de modernité et tenaient à se placer sur le même plan que les colonisateurs. Si besoin est, par imitation des Occidentaux en adoptant le « style victorien ». Lorsqu’il arriva à Java en 1896, le roi Rama V (ou Chulalongkorn) nota dans son carnet de voyage : « J’étais entouré par la foule. Mais ils s’écartèrent au fur et à mesure que j’avançais. C’est un avantage pour moi de porter un costume occidental parce que les locaux craignent les Européens ».

Max Constant

Chronique de Thaïlande : Colin-Maillard à Bangkok

En Thaïlande, les informations sensibles sont escamotées de la vue du public, mais certains pans de la société font pression pour une plus grande transparence.



Dans toutes les sociétés, les tenants du pouvoir, les agences étatiques et les corporations d’affaires publiques ou privées recherchent, à un degré plus ou moins élevé, l’opacité sur leurs activités, tout particulièrement quand celles-ci sont répréhensibles. Le public n’a pas à savoir, il n’est pas assez instruit pour cela. Ce serait même dangereux pour lui et pour la stabilité nationale. Les informations importantes ne sont partagées que par des petits groupes, ceux-là mêmes auxquels on peut « faire confiance », en haut de la pyramide. Car, c’est un refrain bien connu en sciences politiques : l’information c’est le pouvoir, et trop d’information à destination du public nuit au pouvoir. Le problème avec le manque de transparence, quand il est érigé en règle dans un pays, est que, lorsque l’information filtre, la surprise et la déception sont à la mesure de l’ignorance qui avait prévalu jusque-là.
De récents évènements en Chine l’illustrent : la chute de Bo Xilai, le parrain de Chongquing, après des décennies d’ascension politique jusqu’au sommet de l’Etat communiste, ou encore la révélation, par le New York Times, de l’étendue de la fortune de la famille du Premier ministre chinois Wen Jiabao – une fortune accumulée depuis qu’il est devenu vice-Premier ministre en 1998. Il n’est guère étonnant que ni les autorités chinoises ni la famille de Wen Jiabao n’aient voulu commenté ces informations et que, depuis cette publication, le site du New York Times ait été bloqué en Chine, de même que tous les comptes twitter citant le nom de Wen Jiabao et des membres de sa famille.
Les autorités de Thaïlande et certains acteurs économiques dominants pensent aussi que la transparence est nuisible. Mais là où il y a une différence avec un Etat à tendance totalitaire comme la Chine est que le gouvernement thaïlandais ne peut guère contrôler les réactions de la société civile et des médias, principaux relais du public. Ni contrer la déception et la colère ressenties lorsque le rideau d’opacité est levé. Le scandale immédiatement après l’attribution à la mi-octobre de fréquences pour les téléphones portables 3G aux trois principaux opérateurs téléphoniques du pays en est un exemple : la collusion entre les opérateurs et le régulateur – la Commission nationale des télécommunications et de la diffusion – pour accorder ces licences au rabais était par trop flagrante. D’autres cas récents sont plus mitigés. L’enquête pour malversation financière contre un journaliste vedette de la Chaîne 3, Sorayuth Suthassanachinda, a été peu commentée dans la presse et le Matichon Hebdo a même donné l’impression qu’il n’était pas correct d’y procéder. Seuls certains journalistes et plusieurs associations professionnelles de journalistes ont pris le dossier à bras le corps, promettant de faire la lumière sur les agissements de Sorayuth, pourfendeur quotidien des injustices sur le petit écran. Celui-ci, roi de la transparence soudainement plongé en eaux troubles, se tient coi, réagissant agressivement aux questions inquisitrices et se dissimulant derrière le secret de l’instruction.
En Thaïlande, le contrôle des médias par les pouvoirs en place ou leurs mandataires permet de limiter les reportages trop hardis sur des sujets sensibles. Le gouvernement contrôle trois chaînes hertziennes de télévision, les militaires deux. La dernière, une chaîne publique, se montre prudente sur les thèmes les plus explosifs. La consigne de ne « pas faire de vagues » reste répandue, y compris dans une bonne partie de la presse écrite. Il y a trop de tabous à respecter, trop de vérités délicates, trop de dossiers sensibles. Dans la foulée de l’adoption de la « constitution démocratique » de 1997, une loi sur l’information avait tenté de protéger le droit du public de savoir en lui permettant de réclamer légalement la publication de certains documents. Mais comme l’a dit lors d’un récent séminaire l’universitaire Rangsan Thanapornphan, cité par le quotidien Bangkok Post, «l’information est un outil puissant de la bureaucratie politique thaïlandaise. Dès lors le secret est le principe clé de cette loi et non pas le droit de savoir». Ainsi, la loi ne permet pas de réclamer la publication de documents concernant le Parlement, l’appareil judiciaire ou même des documents concernant le secteur privé mais qui pourraient, selon les autorités, « affecter l’intérêt public ». Les combats actuellement menés par des groupes de la société civile et des journalistes consciencieux sur de nombreux fronts permettront de voir si, comme le chantait Jacques Dutronc, cigare aux lèvres, dans les années 60, «Colin-Maillard et Tartampion sont (toujours) les rois de l’information».

Max Constant

Chronique de Thaïlande : la complainte de l’usager du métro

Les usages dans les métros de Paris et de Bangkok obéissent à des codes différents. Là-bas, chaos vivant; ici, ordre, calme et civilité.

 
 
Résident en Thaïlande, je rentre au pays, comme beaucoup de Français bangkokois d’adoption, une fois l’an pendant une brève période. Si possible vers la fin de l’été, pour échapper aux chaudes et généreuses pluies de la mousson sud-est asiatique et pour jouir des froides et non moins généreuses pluies parisiennes. Durant ces séjours furtifs, je m’adonne à trois plaisirs coupables : les librairies, les musées et le métro. Quel frisson en effet que de replonger pour quelques jours dans les boyaux de la ville-lumière et de se mêler au bon peuple de Paris ! J’y pousse le vice jusqu’à choisir les heures de pointe, dans ces moments où l’on peut sentir cette grande solidarité qui lie le peuple des droits de l’Homme, tous ces hommes et ces femmes, pressés les uns contre les autres, partageant un même idéal et suffoquant presque de ce trop-plein d’amour.
Chaque moment est à savourer. Un mendiant venant crier sa détresse sous votre nez, quémander, comme c’est bien son droit, quelques centimes d’euros pour sa pitance. Puis deux, puis trois mendiants. L’occasion pour vous de resserrer ces liens si importants de l’ensemble national. Le « vouloir vivre ensemble » de Renan exprimé en termes concrets, sonnants et trébuchants. Et ces couloirs, vastes emplacements livrés aux aspirations artistiques de notre belle jeunesse, qui, de graffitis en tags, exprime son mal de vivre, comme naguère Rimbaud griffonnait sur des fragments de feuillets. Et ces têtes plongées dans les Iphone, ces sympathiques coups d’épaule, cette naïve ruée surgie du quai dès que la porte s’ouvre à la station Saint-Lazare et qui bloque du coup ceux qui voulaient descendre. Ces rudes interjections qui vous sont parfois lancées, appuyées d’un regard expressif…
Autant vous dire que le retour à Bangkok est rude. Ici, la cohue est ordonnée, la discipline tacite mais suivie à la lettre. Avez-vous jamais vu des Parisiens faire la queue sur le quai de la station des Halles ? Et d’ailleurs, le métro de Bangkok est « aérien », il se prend pour quelqu’un le métro, il essaie de s’arracher de la tourbe comme le lotus jaillit de la vase d’un étang. Bon d’accord, à Paris nous avons aussi nos passages surélevés, mais passez par Barbès-Rochechouard et vous n’y trouverez rien de comparable au temple de l’Erawan.
Dans le « skytrain », les usagers sont aussi nombreux que dans le métro version RATP, mais à Bangkok, tous ces corps se frôlent, glissent les uns contre les autres, s’effleurant sans jamais se toucher, même aux heures de pointe. Et cette fadeur ! Chacun, ici, a soigné sa présentation, s’est parfumé juste ce qu’il faut, baisse pudiquement le regard. C’est un océan de ouate, une onctuosité qui imprègne l’ensemble du tableau, des usagers qui se massent mais ne se bousculent pas. Aucun regard déplacé ou égrillard, aucune remarque agressive. Où sont ces odeurs corporelles ? Ces coups d’épaule ? Ces aimables interférences ? En un mot, où est la vraie vie ?
Les seuls qui essaient d’injecter un peu d’énergie dans la scène sont ces farang de passage, ceux qui, n’ayant pas compris les règles, lancent des éclats de voix, tentent même de créer un mini-scandale. Mais personne ne relève. Aussitôt né, l’esclandre est amorti, comme un coup de poing qui s’étouffe dans un édredon. Rien ne s’est passé, l’oreiller reprend sa forme.
Bon, d’accord, le « skytrain » de Bangkok est encore tout jeune. Peut-être qu’il s’améliorera avec le temps, que les préposés à la sécurité laisseront les mendiants solliciter des fonds, que l’on pourra déguster des burgers dégoulinant de mayonnaise sur les sièges plastiques des voitures de Siemens. Et puis, malgré les différences, il y a finalement quelques similarités. On trouve bien, à Paris comme à Bangkok quelques dames vénérables et hargneuses qui viennent vous piquer le siège qui vous tendait les bras. Et, tout compte fait, on voit aussi dans le « skytrain » quelques têtes plongées dans les Iphone.

Max Constant

Saturday, February 02, 2013

Chronique de Thaïlande : la complainte de l’automobiliste

A Bangkok, l’automobiliste règne sans partage, bien loin de la quasi-dictature exercée par les piétons et les cyclistes à Genève.

 
Lors d’un récent séjour à Genève, j’ai été forcé de constater le piètre statut que la cosmopolite cité calviniste octroie aux automobilistes. Un incident, en particulier, m’a chagriné. J’arrivais à Genève par la rue de Lausanne, une des longues artères genèvoises qui aboutit à la gare ferroviaire centrale. Arrivé à hauteur de la gare, j’étais en vue de mon hôtel, situé à 100 mètres du feu rouge, dans la poétiquement nommée rue Chantepoulet. Las ! Une pancarte m’intimait l’ordre de tourner à droite, m’obligeant à contourner le bloc. Mais c’était sans compter sur la diligence des autorités romandes : il me fallut pratiquement sortir de Genève, avant de pouvoir faire demi-tour et parvenir enfin, à bout de nerfs, à l’hôtel. Au milieu de la longue rue de Servette, bordée de deux pistes cyclables et dotée de deux voies pour le tramway urbain, j’avais failli commettre l’irréparable : opérer un demi-tour rageur à la thaïlandaise, coupant, au mépris de tous les principes de l’Etat de droit helvétique, les rails importuns. Mais, la raison a prévalu : les sourcilleux constables suisses n’auraient pas manqué de m’épingler. Et ensuite, l’amende, la prison, le déshonneur…
Imaginez la même situation à Bangkok. L’agent de police au mieux aurait détourné le regard, au pire demandé un ou deux billets pour fermer les yeux : une attitude qui contente toutes les parties. Plus tard, dans la froide soirée genèvoise, un ami me confiait autour d’un verre de Cahors son sentiment sur les autorités de sa ville : “ils veulent dégouter les automobilistes”. Genève est, de fait, une ville pour les piétons, les cyclistes et les usagers des transports collectifs. L’automobiliste y étouffe, cantonné à une seule voie, coincé par un nombre inconcevable de sens unique et d’interdictions de tourner, pertubé par un système cryptique de feux rouges. Passe encore qu’il faille s’arrêter aux passages cloutés pour laisser passer le piéton bien conscient de ses droits, sous peine que celui-ci vous foudroie d’un regard offensé. Mais la voiture a besoin d’espace, de passe-droits, d’une certaine liberté en somme.
Bangkok a bien compris cela. L’automobiliste y respire, il y est chez lui. Les piétons y sont remis à leur place. Ils se regroupent, forment une masse critique au bord des passages cloutés, implorent humblement le passage qu’ils ne conquièrent qu’au prix d’une longue patience. Ils crapahutent devant les voitures rugissantes comme des lapins pris dans des faisceaux de phares. Les trottoirs même leur sont réclamés : autos stationnées, vendeurs de brochettes et d’ananas, restaurants débordant sur les voies pédestres s’y affirment avec l’arrogance de ceux qui connaissent leurs droits. A l’embouchure de ma ruelle, il est presque impossible pour un humain de corpulence normale de progresser entre le gang de moto-taxis, les carrioles des colporteurs et le camion de livraison du Seven Eleven à moitié stationné sur le trottoir. La police et les officiers municipaux (thesakit) reçoivent des contributions de tous ces occupants. Le piéton, lui, ne paie rien. Et en plus, il voudrait qu’on lui laisse le passage !
Mais ne soyons pas excessifs : le modèle genevois n’a pas que des mauvais côtés ; Bangkok n’est pas toujours un paradis sur terre. Chacun peut apprendre de l’autre. L’envoi de constables hélvétiques pour se former dans la cité des anges et celui de policiers bangkokiens pour se recycler dans la capitale de Suisse romande devrait permettre de rendre l’une et l’autre plus vivable.

Max Constant